48. LA FIN DES HARICOTS
Lucrèce Nemrod rompit la première le silence :
— A présent, je comprends pourquoi le Pr Adjemian avait tracé la lettre S sur son miroir. Ce n’était pas pour désigner son assassin mais, en ses derniers instants, pour divulguer la vérité sur le chaînon manquant : S comme « suidés ».
« Il était évident qu’il ne pouvait plus travailler avec Sophie Eluant. Une charcutière finançant des recherches aboutissant à la découverte de notre parenté avec le porc !
— C’est pour cela aussi que les scientifiques informés de la thèse du Pr Adjemian se sont refusés à le suivre, renchérit Isidore Katzenberg. Comme ancêtre de l’homme, le cochon c’est vraiment trop… ridicule.
Ensemble, ils entreprirent de relire minutieusement le manuscrit. Trop absorbés, ils ne remarquèrent pas Ange Rinzouli s’éclipser, emportant avec lui la boîte et son précieux contenu à cinq doigts. Quand les deux journalistes constatèrent son départ, il était trop tard. Sans un bruit, sans le moindre crissement sur la liane qui puisse les distraire de leur lecture, l’acrobate était remonté à la surface. Là-haut, il avait détaché la corde pour empêcher ses compagnons de le poursuivre. Et maintenant, il se tenait sur le bord de la crevasse, serrant la boîte contre sa poitrine.
Ils constatèrent également que l’acteur avait fait main basse sur le fusil.
— Ange, qu’est-ce qui vous prend ? s’exclama la jeune fille.
En haut, une maigre silhouette se détachait à contrejour, sombre contre le ciel bleuâtre.
— Désolé mes amis, mais toute ma vie, je n’ai été qu’un raté, acteur raté, acrobate raté, aventurier raté. Il est grand temps de prendre ma revanche sur le destin. Le Pr Adjemian est mort et nous sommes trois à détenir son héritage scientifique. Trois, c’est-à-dire deux de trop. Je suis donc contraint de vous abandonner ici. N’y voyez là aucune hostilité ou antipathie particulière à votre égard. C’est la faute de la société qui ne m’a jamais donné les moyens de m’épanouir. Or voilà une occasion unique de réussir quelque chose d’important.
Il se dressa comme un coq.
— Juste une dernière question, Ange, lança Lucrèce Nemrod. Est-ce vous qui avez tué le Pr Adjemian ?
L’acteur se pencha dans le trou pour articuler à haute et intelligible voix :
— Non, j’étais son ami. Il m’a désigné pour poursuivre son œuvre et c’est ce que j’ai fait et c’est ce que j’ai l’intention de continuer à faire.
— Etait-ce vous, le singe qui s’en prenait aux gens du club « D’où venons-nous ? » demanda Isidore Katzenberg.
Ange Rinzouli acquiesça. A quoi bon le leur dissimuler désormais ? Peu avant son décès, il avait reçu un courrier du Pr Adjemian le priant de contacter chacun des membres du club pour leur remettre en mémoire leurs engagements. Lui disparu, il avait donc repris son déguisement de singe pour les rappeler à l’ordre malicieusement et en leur faisant plus de peur que de mal. A tous, il avait signifié : « Ne restez pas prisonniers de vos fausses théories. N’oubliez pas le véritable chaînon manquant. N’oubliez pas votre promesse au Pr Adjemian de tout mettre en œuvre en cas de malheur pour retrouver et dévoiler son secret. » L’acrobate n’avait agi que par amitié pour le savant, pour secouer tous ces scientifiques confits dans leurs labos et incapables de voir plus loin que les thèses classiques et erronées.
Ayant assisté à moult réunions du club, Ange Rinzouli connaissait les dadas de chacun. Mais en dépit de ses spectaculaires apparitions simiesques, aucun n’avait pris la peine de se lancer sur les pas du Pr Adjemian. Nul n’avait pris le chemin de la Tanzanie. Ange Rinzouli avait été très déçu de les voir aussi pleutres.
Tous étaient au courant de la théorie du singe hybride et chacun refusait d’être le premier à la divulguer. Ils étaient là à attendre qu’un autre se décide. Quant à lui, il n’était qu’un ancien acrobate de cirque, un ex-acteur de films porno par-dessus le marché, et qui l’aurait pris au sérieux s’il avait clamé la vérité sans preuves ?
Complètement écœuré, revenu de toutes ses illusions sur le petit monde de la science, il avait fini par se résoudre à enlever Sophie Eluant. Peut-être son ancienne élève se montrerait-elle plus ouverte que ces mandarins ?
En l’occurrence, l’homme-singe ne s’était pas trompé. Lorsqu’il lui avait expliqué dans l’avion ce qui se passait, elle avait tout de suite compris. Elle s’était montrée sinon la plus courageuse, du moins la plus curieuse. Ange Rinzouli était, de surcroît, convaincu que même si Sophie Eluant ne disposait pas du même crédit scientifique que les autres membres du club, elle n’en avait pas moins la surface financière suffisante pour assurer le plus grand retentissement au testament du Pr Adjemian.
Il montra la boîte contenant la patte à cinq doigts.
— Mais maintenant qu’il y a LA PREUVE ça change tout.
Il se pencha une dernière fois sur la crevasse et, avant de s’éloigner, en guise d’adieu, Ange Rinzouli leur fit un clin d’œil et dit :
— Allez, juste un dernier conseil : vivez heureux en attendant la mort.